« L’économie de la connaissance s’est transformée en économie de l’ attention »
(Bruno Patino)
La quasi permanence du numérique dans notre quotidien est
bien sûr une évolution considérable qui a tout révolutionné et nous a apporté un
surcroît de confort et d’informations.
Cela a également permis d’importantes avancées technologiques et médicales.
Toutefois, à l’heure où l’exposition croissante aux écrans engendre de multiples pathologies aux noms déjà inquiétants (et dont les pires sont peut-être celles qui n’ont pas encore de nom particulier) telles que la « nomophobie » (peur d’être séparé de son téléphone), la « schizophrénie de profil » (confusion entre profils internet et véritable identité), l’« athazagoraphobie » (peur de susciter l’indifférence sur les réseaux)… une remise en question s’impose : sommes-nous libres de nos écrans ?
Pour Bruno Patino[1], auteur du Traité « La civilisation du Poisson rouge », l’heure est venue de prendre conscience de nos addictions, de la surveillance de nos cerveaux par les grandes multinationales : la captation de notre temps disponible ne serait en effet pas le fruit du hasard, mais le produit d’un choix économique. Les GAFA ne négligent aucune technique pour créer l’addiction des utilisateurs, et ce avec d’autant plus de succès qu’ils ont accès à leurs données comportementales.
Venant d’un expert des changements liées à l’ère numérique (« Une presse sans Gutenberg » 2005, « La condition numérique » 2013…), le constat est d’autant plus effrayant.
Dès 1996, le chercheur B.J. Fogg de l’université de Stanford, fait référence dans son ouvrage Persuasive Computer : Using Computers to Change What We Think and Do, à la notion de « captologie » , qui explore les liens entre les techniques de persuasion (influence, motivation, changement comportemental…) et les technologies numériques.Le chercheur soulignait que l’innovation technologique n’est pas seulement un outil, mais aussi un media et un acteur social.
En s’intéressant plus particulièrement à l’utilisation des réseaux sociaux par les millennials, aussi communément appelés la génération Y, ceux qui ont grandi entourés des nouvelles technologies, Bruno Patino établit un parallèle terrible :
- en premier lieu, les ingénieurs de Google ont réussi à mesurer que la capacité d’attention maximale d’un poisson rouge dans son bocal était de 8 secondes ;
- dans un second temps, ils ont évalué que c’était presque exactement celle de la génération des millennials, qui ont grandi avec les écrans connectés, elle évaluée à 9 secondes.
ll y aurait ainsi 480.000 tweets, 2,4 millions de snaps, 973.000 connexions sur Facebook ou encore 18 millions de SMS échangés chaque minute dans le monde.
Le temps passé devant les écrans est directement corrélé à l’âge :
- 3h/ jour par un enfant de 2 ans d’un pays industrialisé,
- 5h/ jour entre 8 et 12 ans
- près de 7h/jour pour un adolescent entre 13 et 18 ans.
Pour lui, la société de partage a été remplacée par la jungle de l’accumulation, et les communautés collaboratives ont été supplantées par la société de surveillance établie par les GAFA : « nous pensons découvrir un univers à tout moment, sans nous rendre compte de l’infernale répétition dans laquelle nous enferment les interfaces numériques auxquelles nous avons confié notre ressource la plus précieuse : notre temps ». Les réseaux nous fournissent désormais tout le confort dont nous avons besoin :
- Celui de la pensée puisque les algorithmes nous font naviguer dans les mêmes eaux idéologiques et que « dans l’immensité du contenu disponible on finit toujours par trouver ce que l’on cherche ».
- Celui de l’assouvissement des désirs aussi puisque « l’économie de l’attention a poussé les plateformes à créer des environnement qui collent à nos attentes ».
- Et le cauchemar d’un monde où tous nos rêves sont à portée de clic.
Cela aurait été rendu possible par un laisser-faire économique, confondu avec une liberté politique.
Et l’auteur de s’interroger : si le modèle des plates-formes numériques, ces « oligopoles de l’attention », est responsable, en grande partie, des effets de bulles informationnelles, de déséquilibre, de dissémination de fake news et de la surveillance de nos moindres faits et gestes par les plus grandes multinationales, pourquoi ne pas l’amender ?
Cette alerte s’inscrit dans la même lignée que les propos
tenus par Jack Dorsey, CEO de Twitter et Square, à l’occasion de la conférence
TED2019 : « Je ne pense pas que nos
règles soient très compréhensibles.
Nous les simplifions pour qu’elles soient lisibles par tous, afin que les gens
puissent réellement comprendre eux-mêmes, quand quelque chose va à leur
encontre… – à la fois les personnes qui subissent les abus et ceux qui doivent
les examiner. C’est en effet une situation assez terrible quand vous arrivez dans
un service où, idéalement, vous pouvez en savoir plus sur le monde, de passer la majorité de votre temps à dénoncer
des abus, ou à être harcelé.e. »
La période de rentrée est idéale pour prodiguer les classiques conseils :
- sanctuariser des lieux hors connexion (tech free) ;
- préserver des moments de break ;
- expliquer aux jeunes les effets néfastes et les mécanismes d’addiction ;
- ralentir le rythme de la consommation numérique…
Mais il est aussi intéressant de prendre connaissance de la philosophie de la Waldorf School of Peninsula. Créée en 1984 au cœur de la Silicon Valley, basée sur la méthode Steiner, elle affirme «Permettre aux enfants de développer leur propre individualité et augmenter leur capacité à penser, ressentir et agir», en valorisant de plus en plus la conversation, le sport, le Kapla ou les Lego. Sans écran ou presque.
Et beaucoup d’enfants de dirigeants de géants du web et de l’industrie numérique y sont scolarisés…
Comme quoi… 😉
Sources :
Bruno Patino : La civilisation du poisson rouge, Grasset
Jack Dorsey speaks at TED 2019
Vous pourriez aimer :
Et si nous faisions notre part ?
Savoir écouter, c’est posséder, outre le sien, le cerveau des autres
[1] Directeur éditorial de la chaîne Arte, Directeur de l’école de journalisme de Sciences Po